Pénurie de main-d’œuvre et adéquation formation-emploi : l’importance d’une veille informationnelle sur la formation et l’emploi

Zone collaborateurs
12 mars 2019
Eddy Supeno

Eddy Supeno, Professeur au Département d’orientation professionnelle à l’Université de Shebrooke, nous présente un texte traitant de la pénurie de main-d'oeuvre, de l'adéquation formation-emploi et de l'importance pour les spécialistes en orientation professionnelle de maintenir et d'accentuer leur travail de sensibilisation auprès du public sur l’importance d’une réflexion vocationnelle rigoureuse et approfondie, afin éviter une insertion professionnelle trop hâtive.

Le marché du travail québécois a longtemps connu des taux de chômage élevés – autour de 8 % – et de bas taux d’activité et d’emploi de sa population active. Cela signifiait qu’une partie importante de la main-d’œuvre était inemployée mais peu qualifiée également (Boulet, 2013). D’où la mise en place en 2011 de l’adéquation formation-emploi (AFE) pour améliorer l’adéquation entre l’enseignement et les besoins de main-d’œuvre des entreprises, augmenter le nombre de personnes formées dans les domaines d’emploi dits à haute valeur ajoutée et rendre l’offre de formation continue plus accessible et flexible (MESS, 2014; Simoneau, 2017).

Aujourd’hui, le Québec connaît une situation de quasi plein emploi avec un taux de chômage à 5,5 % en décembre 2018 – une première historique depuis 1976 – et le taux d’emploi des 15-64 ans atteint un sommet avec 75,4 % (Emploi-Québec, 2019). La population active est donc très sollicitée, rendant bien réelle la pénurie de main-d’œuvre pour l’ensemble des professions, affectant particulièrement celles dites hautement qualifiées (minimum DEC). Cette pénurie est quantitative (main-d’œuvre) mais aussi qualitative (main-d’œuvre qualifiée et inadéquation entre postes et compétences). Désormais, la rareté est telle que c’est la prospérité économique même du Québec qui est menacée.

Quand le marché du travail québécois avait un grand surplus de main-d’œuvre inemployée, l’information sur l’emploi était capitale pour Emploi-Québec pour qu’employeurs et travailleurs puissent « se rencontrer » ; c’est-à-dire que dans un endroit donné, l’employeur puisse connaître le bassin de travailleurs potentiels et, que de l’autre côté, le travailleur puisse identifier les emplois correspondants à son profil. L’idée était de mettre fin aux situations d’employeurs obligés de fermer des postes faute de candidats et des chercheurs d’emploi ignorant l’existence de postes à combler requérant leur profil. Cela rejoint Bolton (1981), pour qui l’employabilité est le préalable qu’une personne doit minimalement posséder pour chercher, trouver et conserver un emploi. Ceci suppose une gestion d’informations sur les emplois actuels et futurs, les capacités d’adaptation personnelle, les moyens de formation et d’acquisition de compétences ou encore les opportunités de carrière et de mobilité. 

En contexte de pénurie de main-d’œuvre, ces enjeux informationnels pourraient apparaître moins pertinents : avec des « emplois qui pleuvent », il suffirait par exemple de lire le journal – ou même de regarder les offres d’emploi affichées un peu partout – pour se trouver du travail. Tout dépendamment de l’objectif d’emploi visé, cette stratégie peut assez bien fonctionner en général pour s’insérer à court terme dans des emplois exigeant peu ou pas de qualifications. Mais pour des emplois plus qualifiés et si l’on se projette à moyen/long terme, maintenir une veille informationnelle reste très importante. C’est le cas particulièrement pour les jeunes adultes, actuellement en formation, qui seraient tentés de céder aux sirènes d’un marché de l’emploi en recherche intensive de main-d’œuvre. Au plan individuel, le jeune adulte qui interromperait sa formation pour accepter un emploi fragilise ses possibilités de maintien sur le marché du travail s’il le perdait un jour – pour rappel, la majorité des emplois à combler exigera minimalement une formation collégiale. Et au plan collectif, sachant que les jeunes actuellement aux études représenteront 54 % de l’offre de main-d’œuvre d’ici 2026 (Emploi-Québec, 2019), c’est toute la société québécoise qui serait fragilisée. 

La pénurie n’atténue pas la gestion informationnelle, au contraire même, elle pourrait l’exacerber. En effet, les manques de « bras » et de qualifications obligent les entreprises à faire preuve d’innovation, notamment sur le plan technologique, pour maintenir leur activité. Cette logique d’innovation implique donc le développement et le maintien de qualifications dont l’actualisation demeurera centrale (ex. : entretien, réparation ou conception de machines, mise à jour de logiciels, développement de produits moins énergivores). En outre, la pénurie peut signifier l’obligation pour le travailleur de faire preuve d’une plus grande polyvalence – en termes de qualifications, d’aptitudes linguistiques, de compétences numériques, etc. – car on peut s’attendre à ce qu’il y ait moins de travailleurs, en fonction des secteurs d’activité, pour réaliser la même charge de travail. 

Il est donc primordial que les personnes spécialistes en orientation professionnelle puissent maintenir et accentuer leur travail de sensibilisation auprès du public – et en particulier auprès des jeunes adultes, qu’ils soient en formation initiale, en formation continue ou actuellement hors de tout dispositif de formation – sur l’importance d’une réflexion vocationnelle rigoureuse et approfondie pour éviter une insertion professionnelle trop hâtive. Une réflexion sur les possibilités de choix de carrière qui devrait se faire idéalement avec l’aide d’une personne spécialiste en orientation professionnelle. Dans le cadre d’un tel accompagnement professionnel, le potentiel des sources d’information sur la formation et l’emploi par exemple est pleinement exploité au bénéfice de la personne. REPÈRES propose par exemple une intégration intéressante de différentes sources d’information sur la formation et l’emploi. Son architecture propose notamment des relations dynamiques entre formations et professions susceptibles de stimuler de nouvelles possibilités de réflexion vocationnelle dont il est possible d’en évaluer la pertinence en fonction des intérêts mais aussi des besoins et des contraintes de la personne à ce moment-là. En effet, sur le plan informationnel, il ne s’agit pas seulement de rechercher et d’identifier l’information sur l’emploi mais aussi et surtout de la contextualiser et d’en saisir toutes les implications et potentialités pour la situation vocationnelle de la personne (Milot-Lapointe, Savard et Paquette, 2017).

Références bibliographiques

Bolton, B. (1981). Assessing employability of handicapped person : the vocational rehabilitation perspective. Journal of Applied Rehabilitation Counselling, 12(1), 40-44. 

Boulet, M. (2013). Rareté ou surplus de main-d’œuvre qualifiée au Québec : analyse comparée de l’évolution des qualifications sur le marché du travail de 1990 à 2012. Institut de la Statistique du Québec, Flash-Info, 14(3), 1-12.

Emploi-Québec (2019). État d’équilibre du marché du travail. Diagnostic pour 500 professions. Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Direction de l’analyse et de l’information sur le marché du travail.

Milot-Lapointe, F., Savard, R. et Paquette, S. (2017). Effet de l’information sur le marché du travail (IMT): Comparaison entre l’utilisation autonome et assistée de l’IMT. Revue canadienne de développement de carrière, 16(1), 17-27.

Simoneau, B. (juin 2017). Adéquation formation-emploi : de quoi parle-t-on? L’Observatoire compétences-emplois, 8(1), n.p.


 

  • Eddy Supeno, c.o., est professeur au Département d’orientation professionnelle à l’Université de Shebrooke. Son programme de recherche s’intéresse notamment au rôle de l’information sur la formation et le travail dans le champ de l’orientation professionnelle.